Agirre dans les archives de la Gestapo

Agirre dans les archives de la Gestapo

Le numéro 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse est, en Allemagne, synonyme de la Gestapo. Dans cette rue de l’ancien centre politique de l’Empire nazi se trouvait le quartier général de la Police secrète d’Etat dont il ne subsiste que les fondations. Sept décennies après sa disparition on a pu trouver dans ce qui reste des archives une autre surprise que les fiches sur le premier Lehendakari José Antonio Agirre.

L’article original publié dans le magazin Zazpika, le 22.5.2016

Une des énigmes de notre histoire récente consiste à savoir pourquoi la Gestapo n’a pas réussi à arrêter le jelkide (membre du PNV) José Antonio Agirre (Bilbo, 1904-1960) pendant les sept mois où il s’était caché, d’abord en Belgique occupée par les Allemands et ensuite en Allemagne où il passa cinq mois. La plupart du temps, il resta à Berlin avant de s’échapper en Suède en mai 1941 avec son épouse Maria Zabala et ses deux enfants, Aitzane et Joseba. “Nous ne savons même pas exactement si la Gestapo suivit sérieusement sa piste, bien que nous ayons pu confirmer que les autorités franquistes avaient cherché à découvrir son point de chute”, constate l’historien Ludger Mees dans sa biographie du lehendakari “Le prophète pragmatique” (Pamiela, 2006).

D’autres auteurs ont préféré accuser Agirre de tendance philonazie, sortant de leur contexte certains des commentaires qu’il écrivit dans son journal contant sa fuite vers l’Allemagne nazie. Il résuma ses aventures dans “De Gernika à New-York en passant par Berlin”, publié en Argentine en 1943. “Grâce à Dieu, je méconnais le mécanisme interne de la Gestapo et, si je n’ai pas réussi à la connaître à fond, elle non plus en ce qui me concerne, comme c’était son obligation”, dit-il.

Découverte récente

Une découverte récente dans l’Archive Fédérale Allemande explique l’importance que donna la Gestapo à Agirre en son temps. Le siège principal du Bundesarchiv se trouve aussi à Berlin, où il occupe l’ancienne caserne de la garde prétorienne nazie, la dénommée Leibstandarte Adolf Hitler des SS. L’Ordre de la Tête de mort, dirigé par Heinrich Himmler, contrôlait non seulement les camps d’extermination mais aussi tout un empire politique et social, économique, militaire et de renseignement. En 1939, il réorganise ses structures policières et de renseignement en Bureau Général pour la Sécurité du Reich (RSHA), sous les ordres de Reinhard Heydrich. Celui-ci fixa sa résidence dans la Wilhelmstrasse mais il partageait le jardin de l’arrière avec la Gestapo dont le bureau principal se situait dans la Prinz Albrecht Strasse. Déjà, en 1937, Heydrich figurait comme chef de la dénommée Sicherheitspolizei (SIPO, police de sécurité composée de la Gestapo et de la Police judiciaire) et du Sicherheitsdienst (SD, service de sécurité) qui englobait les départements du renseignement des SS.

“Il n’a pas d’importance politique”. C’est dans la Gestapo où, le 26 août 1937, un fonctionnaire anonyme remplit à la main la première des deux fiches qui portent le nom “Aguirre”. “A. était président de la République basque”, identifie-t-il la personne dont le prénom ne figure pas bien qu’il soit indiqué qu’elle vit à Santander et à Paris. “Après la prise de Santander, il s’enfuit à Paris”, continue-t-il. Il ne révèle pas ses sources mais l’information est exacte. Ce 24 août 1937, l’Euzkadi Buru Batzar ordonna à son membre, président du Gouvernement d’Euzkadi de cette époque, d’abandonner la province de Santander. Il était prévu que le 25 et 26 août les milices abertzale, organisées en Euzko Gudarostea (PNV) et Euzko Ekintza (ANV) se rendraient aux forces italiennes à Santoña.

Depuis Paris, le Gouvernement basque en exil organisait avant tout l’assistance aux réfugiés basques sur le territoire français, mais il appuyait aussi le Gouvernement de la République depuis la Catalogne. A ceci fait référence la deuxième fiche écrite à la machine datant du 16 mars 1938. Il y est dit “Aguirre est chef du gouvernement ; cependant, il n’a plus aucune importance politique. Il est en contact avec Companys, le leader des Catalans. Les deux s’opposent à la direction communiste et ils sont surveillés”. Cette dernière information laisse libre cours à différentes interprétations car elle ne dit pas qui surveillait Agirre et Lluis Companys ; les communistes ou les agents allemands.

Pourtant, la seconde fiche d’Agirre et l’œuvre de la section 3 de la Gestapo qui “observe les Russes soviétiques et traite les étrangers ennemis de l’Etat”. En 1937, son responsable est l’officier des SS et de la Police judiciaire Erich Schröder qui en juin 1941 dirigera le SD à l’ambassade allemande de Lisbonne. Cette seconde fiche est rédigée alors que le gouvernement républicain connaît une grave crise interne. Après plusieurs défaites militaires, le président de la République Manuel Azaña propose une issue négociée pour une guerre qui est donnée pour perdue. Une partie du PSOE le soutient, ainsi que les nationalistes basques et catalans. S’y oppose le chef du gouvernement Juan Negrin et d’autres secteurs du PSOE et du PCE qui veulent continuer à combattre jusqu’à ce que la guerre civile devienne un conflit européen qui obligera Londres et Paris à combattre avec la République contre le fascisme international.

La fiche de Leizaola

De ces deux fiches on peut retenir deux enseignements-clés : en 1938, la Gestapo considère Agirre comme un acteur de si peu d’importance qu’elle ne prend même pas la peine de noter son prénom ; elle ne définit pas non plus la communauté “les Basques” comme “adversaires”, ce qui aurait impliqué qu’ils seraient automatiquement arrêtés comme ils faisaient avec “les communistes” et “les juifs”. Cette perception est confortée par la fiche d’un autre membre jelkide (membre du PNV), Jésùs Maria de Leizaola. C’est encore la Gestapa qui créa ce document, avec plus de soin que ceux concernant Agirre. Dans le texte écrit à la machine le vice-lehendakari est cité avec son nom complet et sa nationalité “espagnole” y est spécifiée. Ses résidences sont localisées à Santander et en France, à Saint-Jean-de-Luz. Le premier écrit, en date également du 26 août 1937, explique “qu’après la prise de Santander, il s’échappa en France”. Le second est du 20 février 1939 et ajoute qu’il “est député basque et ministre de la Justice”. Leizaola était Conseiller à la Justice et à la Culture du premier “gouvernement d’Euzkadi”. La fiche continue en affirmant que “le n°5 du 3.2.39 ‘Die Zukunft’ inclut un article de L. aux lecteurs sur la solidarité démocratique”.

Cette revue était une publication de l’exil allemand à Paris. Elle voulait unir, à la marge du PC allemand, différentes sensibilités françaises et allemandes pour créer un mouvement unitaire au sein de l’opposition anti-hitlérienne. La Gestapo considéra le projet si dangereux qu’elle ouvrit une poursuite individuelle contre Leizaola comme il est dit sur la fiche. Ce document ne se trouve pas dans l’Archive Fédérale. Ou il est dans un endroit inconnu ou il a été détruit.

Gardé en RDA

Selon l’Archive Fédérale, ils ont reçu les fiches d’Agirre et Leizaola quand, à partir de 1990, il fut procédé à la dissolution de l’Archive Nationalsocialiste du ministère de la Sécurité d’Etat (MfS) de la République Démocratique Allemande (RDA), plus connu comme la Stasi. Cette institution se dédia à collectionner d’immenses quantités de documents de l’époque nazie pour les fins propres du service de renseignement, bien qu’elle le fit sans avoir les experts capables d’analyser tant d’informations et sans l’aide d’archivistes.

Bien qu’il disposât de plusieurs services secrets, le régime nazi n’avait pas d’institution qui coordonne le travail de renseignement. Peut-être est-ce pour cela que la Gestapo ne savait pas que son ministère des Affaires extérieures avait une photo d’Agirre depuis 1936. C’est à coup sûr, pour le moment, la seule photo d’un membre du Gouvernement d’Euzkadi conservée dans une institution nazie. Lors de l’approbation du Statut de Gernika et la formation du premier Gouvernement Basque à Gernika, le 7 octobre 1936, le chargé d’affaires allemand à Alicante Hermann Völckers rédigea une information de trois pages à laquelle il ajouta le texte du Statut et la Une du quotidien ‘ABC’ – “quotidien républicain de gauche” d’après le sous-titre – occupée totalement par une photo d’Agirre. Le diplomate s’abstenait de commenter d’analyser le Statut : “parce qu’en cas de victoire du Gouvernement de Burgos, il disparaîtra à nouveau de la réalité politique d’Espagne”. Cependant, il reconnaissait que, pour le Gouvernement de Madrid, cela supposait une victoire parce qu’il maintenait les Basques de son côté et pouvait “rendre difficile ou retarder la victoire du gouvernement de Burgos”.

De Bilbo, la nouvelle Présidence ne tarda pas à communiquer à la communauté internationale l’existence du nouvel organisme. “Est constitué le 7 octobre le gouvernement de l’Etat basque libre”, disait le télégramme envoyé en novembre 1936 à la diplomatie autrichienne. Un mois plus tard, le commandant du croiseur allemand Könisberg envoya un câble au “président de Biscaye” et reçut la réponse lui disant qu’il devrait s’adresser au “président d’Euzkadi”.

La “République basque”

Parallèlement à l’installation d’Euzkadi comme administration de ce qui jusqu’alors n’avait été qu’un projet politique, hors de nos frontières s’implanta l’usage de “République basque” comme son synonyme, sans que le Gouvernement d’Agirre ou un quelconque parti abertzale ne l’est proclamée. Le 26 octobre 1936, la franquiste “Hoja oficial del lunes (édition Gipuzkoa)” s’attaquait à “La République basque”. Après le bombardement de Gernika, le phalangiste ‘Diario de Burgos’ se référait à Agirre comme “président de la République d’Euzkadi”. Le belge J.E. Potermans, journaliste pro-républicain, intitulait son reportage comme “A travers la République basque”. L’envoyé spécial de l’agence Reuters, Christopher Holmes, faisait référence à “Basque Republic” comme synonyme de “Euzkadi”. Du point de vue de l’idéologie nazie et franquiste, le concept de République a une connotation péjorative et encore davantage dans le cas d’une République basque.

Pourtant, pour sauver la vie de l’ex-consul Wilhelm Wakonigg condamné à mort pour espionnage à Bilbo, Völckers se dirigea par écrit “à son Excellence, Monsieur le Président d’Euskadia [sic]”. Pour le moment, c’est le seul document qui prouve que, pour le moins, la diplomatie du Reich avait pris note de l’existence d’Euzkadi. Le plus haut représentant allemand qui rencontra officiellement Agirre en 1936 à propos de cette affaire fut le commandant du croiseur Köln, Otto Backenköhler. Il l’a décrit comme un “homme jeune, intelligent et énergique”.

La fuite

Ces détails prouvent que la Gestapo avait suffisamment de matériel et de témoins qui avaient rencontré Agirre pour pouvoir ouvrir un dossier. Si elle ne le fit pas c’est parce qu’en 1940-41 elle avait d’autres priorités.

Avant d’envahir l’Etat français et pays voisins en 1940, les Forces armées avaient décrété, avec l’accord d’Hitler, qu’elles seules se chargeraient du contrôle policier des territoires occupés. Après les massacres d’officiers et intellectuels polonais en 1939 organisés par la Sipo/SD, la Wehrmacht ne voulait pas laisser la sécurité aux mains des assassins de Himmler et Heydrich. Elle en chargea son service de sécurité militaire, la Abwehr qui, avec Geheime Feldpolizei (GFP, Police secrète de campagne) avait son propre bras exécutif. Cependant, Heydrich envoya à Paris clandestinement un commando composé de ses agents secrets et policiers. Ils portait l’uniforme de la GFP, avec laquelle la Gestapo avait déjà étroitement collaboré pendant la guerre de 1936.

Pourtant, tant l’Abwehr que la Gestapo avaient d’autres priorités quand ils commencèrent à opérer sur le territoire français : les militaires recherchaient les secrets militaires et, en passant, se préparaient à envahir l’Angleterre. Les agents de Heydrich réussirent à mettre la main sur les Archives de la Police française et ils pourchassaient les réfugiés allemands. Au début, ni les uns ni les autres n’avaient de plan concret au sujet des “rouges espagnols” réfugiés en territoire français. L’Ambassade espagnole s’intéressait en premier lieu aux finances du gouvernement républicain et à ses plus hauts dirigeants. Dans une liste de personnes “sans domicile connu” en date d’août 1940, Madrid informe Berlin de ceux qui ne doivent pas partir à l’étranger. L’unique jelkide qui y paraît est le ministre de la Justice du gouvernement républicain, Manuel de Irujo. Les arrestations et les remises comme celle de Lluis Companys sont surtout des initiatives des policiers espagnols.

Agirre s’échappa parce qu’il se trouvait en Belgique où il obtint un vrai passeport panaméen sous une fausse identité au nom du docteur en législation José Andrés Álvarez Lastra. Avec une moustache et des lunettes, il changea d’aspect pendant que l’aide financière du millionnaire Manuel Ynchausti, domicilié aux USA, lui permit de garder l’image d’un propriétaire terrien, protégé par des diplomates sud-américains comme le consul panaméen Germàn Gil Guardia Jaén. Le 14 mai 1941, il se réunit à Berlin avec son épouse et ses enfants. Neuf jours plus tard la famille abandonna le Reich nazi en bateau.

Après la défaite du nazisme, les deux Allemagne effacèrent la présence de la Gestapo. La municipalité de Berlin-Est changea le nom de la rue en Niederkirchnerstrasse, en hommage à l’agent communiste Käthe Niederkirchner assassinée par les SS. Plus tard, la municipalité de Berlin-Ouest détruisit l’édifice et laissa l’espace sans construction. Là naquit, trente ans plus tard, l’exposition permanente “Topographie de la Terreur” qui rappelle les crimes de la Gestapo et des SS commis depuis la Prinz-Albrecht-Strasse.

(Texte publiée ici.)

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