« Le socialisme abertzale du XXIe siècle est à construire »

Entretien avec Ingo NIEBEL / Journaliste

Goizeder TABERNA

(Le Journal du Pays Basque). Le journaliste allemand Ingo Niebel a publié il y a peu Histoire politique du Pays Basque aux éditions Gatuzain. Historien et journaliste, il vit entre sa ville natale Cologne et Gernika. Dans les années 1990, il travaille pour divers médias basques, comme correspondant en Europe du journal Gara et de Radio Euskadi. Il livre ici une analyse sur la nouvelle ère ouverte au Pays Basque.

Qu’est-ce qui vous a attiré vers la question basque ?

En 1960, mon père était venu travailler à Gernika, à l’usine Astra. Il pensait quitter l’Allemagne pour rejoindre l’Espagne, mais il y avait découvert un autre pays qu’il m’a fait découvrir à mon tour. J’étais enfant, je ne le croyais pas vraiment ; j’avais regardé l’encyclopédie pour vérifier s’il y avait une trace du Pays Basque parmi les États du monde, mais l’ikurrina n’y apparaissait pas. Mon père m’en avait expliqué les raisons. En 1975, la question basque était rentrée chez nous brutalement. En mai, la garde civile avait tué Iñaki Garai et Blanca Salegi à Gernika ; c’était de bons amis de mon père. Lorsque, quelques années plus tard, je m’y suis rendu, il m’a expliqué que l’aviation allemande avait détruit Gernika. “Nos grands-pères ?”, lui avais-je demandé. Depuis, ma relation avec le Pays Basque s’est développée.

Quelle image a-t-on du Pays Basque en Allemagne ?

À en croire les articles découpés à l’époque par mon père, je dirais que ça ressemble assez à l’image qu’on en a aujourd’hui. Les médias traditionnels traitent le sujet depuis le point de vue madrilène. Il me semble qu’ils reprennent les articles parus dans la presse espagnole ; je n’ai pas trouvé de style original, à l’exception de certains médias de gauche. Depuis qu’ETA a cessé ses activités armées, la façon de traiter l’information n’a pas beaucoup changé. On ne parle du Pays Basque que lorsqu’il y a des arrestations spectaculaires. Au sein de la population, l’incompréhension est généralisée vis-à-vis du “séparatisme” basque et catalan, car depuis l’époque napoléonienne, la politique allemande a toujours privilégié l’union plutôt que la séparation. Les Allemands ne sont pas sensibles aux droits des petites nations à disposer d’elles-mêmes ni aux droits linguistiques.

Précisément, en Catalogne, la revendication de l’indépendance est de plus en plus forte et un référendum va être organisé l’année prochaine en Écosse. Le Pays Basque est-il à la traîne ?

Il me semble qu’il ne faut pas comparer. Bien que les trois pays aient le même objectif, chacun doit trouver sa voie, car le point de départ, les réalités politiques et le rythme, sont différents dans chacun d’eux. L’attitude du gouvernement espagnol n’a rien à voir avec celle des Britanniques. Le refus de Zapatero et de Rajoy de négocier ne m’étonne pas du tout ; ils restent fidèles à la Constitution espagnole, à “l’union nationale” par la domination des nations sans États. Cette position fait partie de cet État et de l’idiosyncrasie de son élite : la raison de la force, le manque d’horizon politique et le manque de volonté de résoudre de façon constructive le conflit. La question est la suivante : comment surmonter ces obstacles ? La politique est l’art du possible, disait Bismarck. La créativité et la persévérance des Basques seront la clé pour créer un État indépendant.

Un an après la conférence d’Aiete, la situation est-elle bloquée ?

Le refus de négocier est sans aucun doute un obstacle pour le processus politique. Ceci dit, Aiete et la décision d’ETA [le cessez-le-feu, ndlr] ont donné à la gauche abertzale une grande marge de manœuvre, qu’elle n’avait pas avant, dans la résolution du conflit, mais pas seulement. Bien sûr, l’idéal serait que Rajoy et Hollande parlent directement avec Brian Currin, mais l’immobilisme et la méconnaissance du problème ne va pas les pousser dans cette direction. Il faudra donc de l’analyse et de l’imagination pour mettre au point des stratégies qui aideront à changer la situation. Cela demande du calme, de la prudence et de la constance.

Quelle est l’influence de la situation des prisonniers ?

D’une part, le retour des prisonniers et des exilés pourrait amener ETA à se dissoudre si elle est prête à payer ce prix pour passer à une autre étape de la résolution du conflit. Paris et Madrid pourraient le lui exiger pour justifier une telle mesure devant leurs concitoyens. Ce serait une possibilité parmi d’autres, notamment parce que le gouvernement espagnol demande la dissolution pure et simple, une sorte de capitulation sans condition. Malheureusement, cette vision des choses n’aide pas à dépasser les conflits armés. D’autre part, les deux États, particulièrement l’espagnol, instrumentalisent les prisonniers. Surtout les prisonniers malades. Cette façon de faire est cynique car elle joue avec la vie des gens, sans parler du manque de respect des lois.

Quelle est l’évolution de la gauche abertzale, de votre point de vue ?

J’ai commencé à m’intéresser de près à ce mouvement à la mort de Josu Muguruza [en 1989, ndlr], de l’extérieur, d’Allemagne. Il me semblait à l’époque que la lutte était menée à partir de tranchées politiques et idéologiques, par la force des choses. Même si je constatais un manque de souplesse dans les tactiques choisies, je ne dirais pas cela pour les principes de base. Il semblerait que l’époque des tranchées se soit arrêtée lors de la fermeture du journal Egin, en 1998, et lors de l’échec des accords de Lizarra-Garazi, avec le début des illégalisations. La clandestinité demandait un changement profond et cette dynamique a amené la ligne Zutik Euskal Herria en 2010. À mon sens, aussi bien ETA que la gauche indépendantiste ont su créer un nouveau contexte grâce à de nouveaux outils politiques et de nouvelles stratégies. Et ils ont su s’adapter à ces changements. Les nouvelles coalitions, les dissolutions et les migrations vers d’autres structures politiques sont le fruit de ces changements.

Dans le cas irlandais, on évoque souvent les dissidences au sein du camp républicain. Ce phénomène pourrait-il surgir ici ?

Les causes de la dissidence peuvent être multiples. Nous sommes des personnes et nous avons besoin du groupe, mais si nous ne nous y plaisons pas, nous pouvons toujours nous en éloigner. Si nous parlons de politique, à qui profite la division ? Il faudrait voir de plus près dans quelle condition et qui provoque cette rupture. De toute façon, les automatismes ne marchent pas ; le fait que ça se passe de cette façon en Irlande ne veut pas dire que ça va se reproduire au Pays Basque. Ce sont les circonstances qui le décident.

Certains critiquent la “social-démocratie” de la gauche abertzale. Il faudrait d’abord savoir ce qu’ils mettent derrière ces mots. En Allemagne, elle a une connotation péjorative. La gauche abertzale a été illégalisée pendant plus de dix ans, sans pouvoir construire son propre parti et sans pouvoir faire de travail idéologique comme il se doit. À partir du moment où elle a pu faire de la politique, elle a dû gérer le quotidien, en dirigeant par exemple les communes. Cela voudrait dire qu’elle accepte les règles capitalistes ? Je ne sais pas si c’est le cas ; il faut lui laisser du temps. Il faut attendre que Sortu définisse ses bases, et ensuite voir comment il va développer “le socialisme du XXIe siècle”. Il se pourrait que dorénavant, aidé par la normalisation politique, il ait l’occasion de le faire sans que la répression franquiste et les illégalisations l’en empêchent.

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